Soliloque d'un pochard lyrique dans le train de banlieue qui l'emmène pour le week-end chez sa bien-aimée, récit canularesque d'une soûlerie colossale - si colossale que le voyageur se retrouve finalement à son point de départ...-, ce roman paraît tout à fait singulier dans une littérature soviétique qui s'est toujours voulue littérature sérieuse, traitant de problèmes sérieux. Ici, rien n'échappe à la dérision. Ni les gloires consacrées, ni les dogmes de l'histoire officielle, ni les clichés du marxisme-léninisme. Non plus que d'autres idées reçues, comme les valeurs religieuses, la sollicitude envers le moujik ou la sanctification de la Russie. L'irrespect étant le propre de l'ivrogne, celui-ci s'abandonne à la joie sacrilège de secouer tous les cocotiers. Pourtant, en appelant poème tragique cette gigantesque farce qui, en effet, finit mal, Vénédict Erofeiev nous invite à ne pas en négliger la substantifique moelle. Le rire où nous entraîne ce crescendo de fantasmes se révèle, au bout du compte, dérision lui aussi. Car il n'exprime rien d'autre que le désespoir absolu auquel un univers clos réduit quiconque tente de s'en évader. Alliant la démesure de Rabelais, l'acuité de Gogol, la cruauté pathétique de Kafka, Moscou-sur-Vodka est l'oeuvre clandestine d'un auteur resté mystérieux jusqu'à sa mort en 1990. Sa parution aux Éditions Albin Michel en 1976 fut un véritable événement.
Lorsque Valia, étudiant débarqué de province, rencontre Anna à Moscou, il pourrait vivre avec elle une jolie histoire d'amour. Mais Anna, membre de « L'Union des jeunes patriotes » qui usent et abusent du terme « camarade » et organisent des réunions secrètes à l'image des cellules marxistes d'avant la révolution, considère l'amour comme une notion petite-bourgeoise...
Qui est vraiment Anna ? Une adolescente prise à son propre jeu ou le symbole d'une nouvelle force politique ? Au fur et à mesure que la jeune fille tente d'embrigader Valia, celui-ci démasque la « vraie » Anna, celle qui se cache derrière les slogans, au risque d'en tomber follement amoureux...
Lauréate de nombreux prix littéraires, Irina Bogatyreva fait partie de la nouvelle vague russe. Dans ce premier roman traduit en français, elle saisit avec humour et pertinence les paradoxes de sa génération.
Sophie Tolstoï entame la rédaction de son journal dès son mariage et la poursuivra jusqu'à sa mort. Elle y tient la chronique touchante et pitoyable de sa vie conjugale : les maternités à répétition, la responsabilité de l'éducation des enfants et la gestion du domaine de Iasnaïa Poliana et de la maison de Moscou viennent s'ajouter à son activité de secrétaire, dactylographe, copiste et correctrice auprès de Léon. Les moments de tendresse et de complicité, par exemple pendant la rédaction de Guerre et paix, deviennent de plus en plus rares au fur et à mesure que Tolstoï, préoccupé de questions éthiques et spirituelles, s'entoure de disciples envahissants. Sophie se sent délaissée, détrônée. Son journal projette une lumière crue sur la vie intime d'un écrivain célèbre. C'est le cri d'une femme au désespoir, prête à tout sacrifier à un mari dont elle mesure le génie, mais qui ne peut se résigner à en être incomprise.
La Sonate à Kreutzer paraît en 1891. Ce réquisitoire contre l'amour charnel au sein du couple, qui détournerait l'homme de plus hautes aspirations, suscite un scandale et Sophie Tolstoï, qui se sent visée, réplique. Elle raconte dans A qui la faute ? une histoire très semblable (l'incompréhension d'un couple, due au déséquilibre entre leurs relations charnelles et leur mésentente spirituelle, et qui aboutit au meurtre de la femme) mais traitée du point de vue inverse, celui de l'épouse : elle oppose à la bestialité masculine les aspirations plus spirituelles de la femme. Son style simple et fluide, la hardiesse et la franchise de son propos font de ce livre un petit bijou méconnu : il n'a été publié en russe qu'en 1994, et uniquement en revue.
Le lecteur aura toutes les pièces du dossier, puisque le livre présente aussi le point de vue de Léon, à travers une nouvelle traduction, par Christine Zeytounian, de La Sonate à Kreutzer.
« Ainsi donc mon papa travaillait au Kremlin. Je ne savais pas vraiment ce qu'il y faisait, mais quand je passais devant le Kremlin, l'hiver, avec mes amis (...), je leur disais d'un air entendu : ''Ici travaillent mon papa et le camarade Staline.'' »
Victor Erofeev a grandi au coeur du pouvoir politique. Son père appartenait à la « cour » de Staline, en tant que conseiller et interprète, avant de devenir diplomate, notamment à l'ambassade d'URSS à Paris. Avec une dérision mélancolique, il raconte cette « enfance stalinienne heureuse », tout d'abord à Moscou puis à Paris, où il croise Montand et Signoret, Picasso et Aragon. Il rend hommage, avec tendresse et lucidité, à ce père honnête et intègre, cet apparatchik dévoué corps et âme à sa patrie socialiste, qui le lui rend bien. Jusqu'à l'année 1979 où il reçoit un ultimatum des autorités soviétiques : le mea culpa de son fil s, exclu de l'Union des écrivains pour « pornographie », ou la fin de sa carrière...
Vision enfantine et conscience historique sont les deux pôles de ce livre à la fois drôle et grave qui dresse le bilan d'une longue période de l'histoire russe. Mais c'est avant tout le récit de la naissance d'un écrivain et d'un dissident qui, avec pudeur, lève le voile sur les mystères de la création.
Ouvrier-fondeur modèle, Ed laisse tomber l'usine à 21 ans pour réaliser son rêve : devenir un « grand criminel ». Mais la chance est contre lui, même s'il échappe à la prison. Un boulot de survie à la librairie « Poésie » lui fait alors rencontrer Anna Moïsseevna Rubinstein, une juive de 27 ans, demi-folle, excentrique et volcanique.
Hypnotisé par le monde de « l'art », les peintres et les poètes qui gravitent autour d'elle, il finit par s'installer dans l'appartement qu'elle occupe avec sa mère. Ed fait désormais partie des lumpenintellectuels. Quand il n'écrit pas des poèmes, quand il ne coud pas des pantalons - car Ed, non-circoncis vivant entre deux juives, est devenu tailleur au noir -, le « petit salaud », comme dit Anna, passe le plus clair de son temps à traîner et mener la dolce vita avec son modèle et ami, le playboy Guenka. Chaque jour tous deux cherchent l'aventure, et la trouvent, cependant qu'Ed fait des plans pour partir à Moscou, la capitale des poètes.
Deux journées particulières dans la vie d'un adolescent de Kharkov en Ukraine : les 7 et 8 novembre 1958, sous Khrouchtchev, alors qu'on célèbre l'anniversaire de la Révolution. Deux jours où Eddy-Baby, 15 ans, va vivre une dérive banlieusarde brutale et sordide, à la recherche de 250 roubles pour emmener sa petite amie dans une « party ».
Deux jours parmi les hooligans qui volent, se saoulent, violent, cognent et, quelque fois, poignardent.
Voyou parmi les voyous, Eddy n'en gagne pas moins un concours de poésie. Ça ne lui rapporte pas un kopeck, mais les acclamations de la foule et la confiance d'un dangereux bandit de 30 ans, chef d'une bande rivale, qui l'entraîne encore plus loin dans l'horreur.
Deux jours de quête folle, où Eddy va faire l'amour pour la première fois et « devenir un homme ». Il s'appelait Savenko ; il sera désormais Limonov.
Ce roman autobiographique est un tableau saisissant et rare de la délinquance en URSS. Mais son intérêt va bien au-delà du document « exotique », aussi fort soit-il. Limonov raconte ce monde avec toute l'intensité du vécu. Son livre s'inscrit dans la plus belle tradition du roman d'apprentissage.
Les Sentinelles de la Nuit et Les Sentinelles du Jour, les deux premiers volets de cette série culte, vendue à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde, ont révélé l'extraordinaire talent de Serguei Loukianenko et son univers, aussi élaboré et imaginatif que ceux d'un Tolkien ou des meilleurs Asimov. Dans une Russie moderne et délabrée, des êtres aux pouvoirs surnaturels, les Autres, se fondent parmi les humains. Partagés entre forces de la Lumière et forces de l'Obscurité, ils se livrent, depuis plus de mille ans, une étrange guerre froide. Aujourd'hui, pour la première fois, ils doivent s'allier contre un ennemi commun. Un traître qui, au mépris de toutes leurs lois, aurait décidé de transformer un simple mortel en Autre. Mais dans un monde où réalité et magie se confondent, les apparences sont souvent trompeuses...
La Mer de Jouvence date de 1935.
Jusqu'en 1976 ce fut un inédit total, même en russe. Andréi Platonov a en effet subi, après les attaques de la critique officielle, une offensive haineuse déchaînée sur l'initiative de Staline contre sa Chronique d'un pauvre hère (1931), ce qui lui interdit dès lors de publier.
Mort en 1951 après vingt ans de silence forcé, il est aujourd'hui universellement reconnu comme l'un des plus grands romanciers de l'U.
R. S. S.
Dans ce roman fantastique, à la fois symbolique, poétique et grinçant, se télescopent clichés de propagande, termes techniques et métaphores enfantines. Il s'agit là d'une oeuvre écrite " pour soi ", à une époque où Platonov remettait en question aussi bien le destin du peuple russe que lui-même. Le récit est celui d'un voyage manqué au centre de la Terre pour découvrir la mer de jouvence, qui assurera la survie de l'humanité.
Voyage, bien sûr, qui évoque une exploration des couches profondes de la conscience, et l'irrémédiable, le tragique désaccord entre projet et réalité.
A ce titre, La Mer de Jouvence n'est pas seulement un livre prophétique pour le pays et pour le temps d'Andréi Platonov : c'est un livre universel.
Arpentant les rues de Moscou, indistincts du reste de la population, les Autres. Des magiciens capables d'entrer dans la Pénombre, une zone crépusculaire parallèle à la notre. Chacun d'eux a fait allégeance à la Lumière ou à l'Obscurité.
Dans Day Watch, 2e opus de la trilogie Night Watch, Alice, une jeune et puissante Sombre et son équipe de Sentinelles du Jour s'apprêtent à interpeller un Autre, mage noir qui n'a été initié par aucune autorité compétente. Une opération de routine. Mais les Sentinelles de la Nuit les ont précédées. S'ensuit un combat violent où Alice manque de perdre la vie. Vidée de ses pouvoirs, elle est envoyée récupérer dans un centre sur les bords de la mer Noire où elle rencontre Igor. Les deux jeunes gens sont irrésistiblement attirés l'un vers l'autre... Mais Alice va s'apercevoir qu'Igor est un Mage blanc qui faisait partie de l'escouade contre laquelle elle s'est battue. Ils vont devoir s'affronter dans un duel de magie qu'aucun d'eux ne désire vraiment....
Censuré dans son pays durant de longues années, Andreï Bitov, Prix du meilleur livre étranger avec La Maison Pouchkine, compte parmi les écrivains majeurs de la littérature russe.
Composé de deux textes écrits en 1963 et publiés en 1999 à Saint-Pétersbourg, ce " roman double " , selon les propres termes de l'auteur, éclaire l'oeuvre particulière de Bitov. Par temps de vent évoque le bonheur d'un jeune père fasciné et ému par les premiers pas de son fils, tandis que le narrateur fait lui-même ses premiers pas en littérature. Sous forme de journal intime, En marge, le second récit, aborde les thèmes du mensonge et de la vérité dans l'écriture, de la mort et de l'injustice, des rêves et de la réalité.
Aussi différents qu'ils puissent paraître, les deux textes curieusement se répondent. Le charme et la finesse toutes tchékoviennes du premier, la sincérité du style et le jeu des miroirs contradictoires du second incarnent les deux visages de la littérature russe, à la fois légère et grave.
Construit en six étapes distinctes, qui fonctionnent comme autant de récits autonomes, ce roman d'apprentissage relate l'itinéraire amoureux du héros-narrateur. Empreinte d'une extrême finesse psychologique et d'une grande force émotionnelle, cette oeuvre propose une réflexion pénétrante et lucide sur les différentes formes de l'amour : de l'ardeur juvénile à la tendresse filiale en passant par l'amour passion ou l'amour conjugal. Et, au-delà, sur la complexité et l'ambivalence de tous les sentiments à l'épreuve du temps et de la mort, et sur la quête indispensable d'un amour d'une autre nature, sublimé et rédempteur.
Moi, c'est Morse. Je vis sur la banquise avec ma colonie. Pour se tenir chaud, on se serre les uns contre les autres. Mais c'est un peu banal, non ? Surtout quand on regarde les rennes. Ils sont si beaux et fiers ! J'aimerais tant gagner leur amitié... Sauf que je suis un timide, moi. Un album drôle et sensible pour découvrir la vie polaire et réfléchir à ce qui fait la force de nos différences.
La Caverne est un lieu mystérieux que hantent la nuit, dans leurs songes, les habitants de cette ville située nulle part mais très semblable à l'une des nôtres. Dans cet univers onirique, transformés en animaux - prédateurs et proies -, ils s'affrontent cruellement jusqu'à la mort : la nature est impitoyable pour les faibles qu'elle élimine pour maintenir un équilibre salutaire. Au matin, on retrouve les cadavres de ceux qui sont ainsi morts dans leur sommeil. En revanche, ni agressivité ni cruauté dans un monde diurne tout à fait " normal " par ailleurs.
Mais ces deux mondes, en apparence si distincts, ne sont pas étanches. Que se passe-t-il quand le monde de la Caverne et le monde réel se rencontrent ? Les possibilités donnent le vertige, surtout quand la victime reconnaît de jour son agresseur nocturne.
A partir de ce postulat, les auteurs nous entraînent avec beaucoup de verve et d'imagination dans les aventures de la jeune héroïne, Paula. Internée de force dans un hôpital psychiatrique, soumise à des tests éprouvants, enlevée, droguée, elle triomphe quand même grâce à sa joie de vivre, son énergie, sa force morale.
Alternant des scènes du monde de la Caverne où la brutalité n'enlève rien à la grâce, et des scènes du monde réel pleines de fantaisie, de rebondissements et de suspense, les auteurs posent en filigrane des questions essentielles : le monde de la Caverne, répugnant mais utile, n'est-il pas préférable à notre monde souvent beaucoup plus meurtrier et bestial ? Ou plutôt le monde de la Caverne est-il si différent du nôtre et de celui de nos pulsions cachées ?
Maxime Gorki a-t-il été assassiné sur ordre de Staline ? Sa personnalité n'a-t-elle pas jusqu'ici été travestie par des biographes obéissant plus au mythe qu'à la vérité historique ? Et quel fut le rôle des femmes dans la vie publique et privée de celui qu' André Gide considérait comme le plus russe des écrivains russes ? Pour répondre à ces questions depuis toujours sans réponse à propos du mystère Gorki , Arcadi Vaksberg s'est appuyé sur des documents restés jusqu'ici inaccessibles : dossiers du NKVD , pièces de procès truqués , rapports des services secrets destinés au Parti , notes de médecins ayant soigné Gorki ou expertises médico-légales . Mais également sur des correspondances inédites - celles, entre autres, que Gorki entretint avec Lénine et Staline , ou avec de futurs " ennemis du peuple " tels que Zinoviev - et sur des témoignages contemporains, parmi lesquels celui de Maria Andreïeva , la seconde femme de l'auteur des Vagabonds . Il ressort de cet ouvrage, illustrant le passionnant problème de l'artiste face au pouvoir, le visage d'un autre Gorki , aveuglé par les flatteries et la gloire , manipulé , prisonnier d'une cage dorée , qui termina sa vie dans une solitude morale complète, ayant compris, mais un peu tard, qu'il avait fait fausse route. Aussi vivant qu'un roman, ce document saisissant éclaire d'un jour neuf le dramatique destin d'un monstre sacré de la littérature russe du XXème siècle, qui fut victime d'un pouvoir dont il s'était rendu complice.