« Limonov n'est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l'underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement.
C'est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d'aventures. C'est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »
«Il est avantageux d'avoir où aller»:quand on lui demande son avis, c'est une des choses que répond le Yi-King, l'antique livre de sagesse chinoise. Alors on 'y va. Le premier des reportages qu'on trouvera ici se lance sur les traces de Dracula en Roumanie, après la chute de Ceausescu. L'un des derniers se mêle aux riches et aux puissants du monde réunis au Forum de Davos.
Entre les deux, il y a beaucoup de patrouilles sur le front de l'Est, dans le chaos postcommuniste, des récits de procès criminels, des projets de films, des éloges de livres aimés, une vie du mathématicien Alan Turing, une rencontre désastreuse avec Catherine Deneuve et même une série de chroniques un peu porno écrites avec une délicieuse sensation d'impunité pour un magazine italien. Le tout peut se lire aussi comme une sorte d'autobiographie.
P.O.L nid d'espions est le livre d'un écrivain lecteur. Un écrivain qui écrit autour de sa dette, celle dont il se sent débiteur vis-à-vis des auteurs qui l'ont sinon inspirés au moins maintenus dans cet état de fébrilité ; d'excitation intellectuelle et esthétique propices à la création. En l'occurrence il s'agit ici d'auteurs publiés par P.O.L.
Jean-Luc Bayard s'amuse à imaginer que certains d'entre eux (agents secrets de quelle cause ?) profi tent de leurs publications pour échanger les informations nécessaires à leurs activités. Dès lors, tout dans les textes fait signe, tout correspond et se répond dans un jeu de miroirs sans fi n qui n'au au fond qu'un seul but : magnifi er textes et auteurs de ces textes.
« Quelques messages codés, surpris à l'improviste, à la jonction de deux livres, laissent fl airer un drôle de fl agrant délit : leurs auteurs sont complices - mais on ignore de quoi.
Il suffi t que d'autres ouvrages, parmi les plus silencieux, confi rment ce trafi c, pour que les soupçons retombent aussi sur la maison P.O.L : une organisation est-elle à l'oeuvre derrière les livres ? Les éditions participent-elles à un réseau plus vaste ? La responsabilité de l'éditeur est-elle engagée dans un incroyable cryptage d'informations et de données ?
On imagine aisément les auteurs comme des gens d'action : cette idée sonne juste. Qu'on ne nous demande plus de croire qu'ils passent innocemment leur temps à inventer des histoires. » Une déclaration d'intentions de l'auteur, en annexe, développe de brillante manière cette rapide description de sa démarche.
Roman total divisé en cinq nouvelles indépendantes que relient de nombreux échos et sou- terrains, La Nostalgie s'ouvre sur l'histoire du « Roulettiste » - pauvre bougre devenu malgré lui le champion d'un club secret de roulette russe (nouvelle censurée par les autorités com- munistes roumaines lors de la première édition du livre, en 1989) - et s'achève sur le fan- tastique épanouissement de « l'Architecte », individu lambda devenu le sujet d'une immense révélation musicale (via le klaxon de sa voiture) et peu à peu absorbé, happé dans l'ivresse de la création, jusqu'à traverser toute l'histoire de la musique et finir en apothéose galactique.
Entre l'impasse kafkaïenne de l'annulation volontaire de soi (le Roulettiste échoue à se tuer, comme nul ne peut faire en sorte de n'avoir jamais existé) et l'extase pantocratique du créa- teur, un chemin tortueux traverse, par trois « novellas », les méandres fantasmagoriques et érotiques de l'enfance et de l'adolescence :
D'abord avec la sombre histoire du « Mendébile », dans laquelle un petit garçon précoce (tant par son intelligence que par son intérêt pour le sexe opposé) est tour à tour examiné, adulé et rejeté par la bande du quartier ;
Puis vient le drame transgenre des « Gémeaux », la passion romantique d'un adolescent pour une fille intenable, passion naïve et non moins intense, voire démentielle, illustrant cette étran- geté profonde qui est propre au désir amoureux : le désir de se perdre dans l'autre, dans le corps de l'autre ;
Enfin, « REM » (le joyau du livre) nous plonge dans l'univers archétypal et codé d'une bande de filles au seuil de l'adolescence, jouant à se faire peur, le temps d'un été initiatique, et décou- vrant le plaisir interdit d'avancer vers ce qui les terrorise (notamment l'amour entre filles).
Vous m'avez fait chercher est un livre « total », un univers intime, poétique et politique qui réunit dans un acte littéraire profond poèmes et images, pour « donner la réverbération d'un monde » - celui de l'écriture de Dominique Fourcade. Deux grands poèmes inédits articulent l'ensemble : feston (qui court tout au long du livre) et cantate pour François et pour Gérard (longue élégie sur l'amitié et la disparition, au coeur du livre). Mais le livre s'invente page par page en convoquant des images qui, dans leur interaction, investissent l'écriture et l'espace du livre. Du Grand baigneur de Cézanne, d'une toile de Matisse, à des couvertures de livres ou de magazines, en passant par des photographies sportives ou personnelles, des portraits, des affiches, des oeuvres d'art contemporaines comme des reproductions de Lascaux ou des statuettes du néolithique. Aucune « illustration » mais des séquences chargées de déclencher des réactions en chaîne. Aucune nostalgie du passé mais des « évidences intemporelles et rayonnantes ». C'est le livre d'une oeuvre qui ne cesse jamais de se faire, et se défaire, de se parler et de nous parler. Nous, c'est-à-dire les images, les oeuvres, les mots, les poèmes, les actes, les souvenirs et les pensées ultra contemporaines.
Ce livre exceptionnel est imprimé en quadrichromie, avec plus de 150 reproductions d'oeuvres et de documents.
Dans les " langes " des " coupures de journaux ", disait Blaise Cendrars, nous arrive " le bébé aujourd'hui ". Le voici, tout juste démailloté. Son lange est un journal, avec ses rubriques (société, politique, sports, sciences, gastronomie, météo, culture). Chacune d'elles est recomposée en vers satiriques. Mais moins pour " châtier les moeurs " que pour dire, bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée.
Ce livre est l'histoire d'une rencontre dans un monde où même la douleur peut être confisquée, et où les sentiments - certainement la passion est là - flottent à l'état pur, sans objet.
«Ce livre nous a fait passer le temps. Du début de l'automne à la fin de l'hiver. Tous les textes ont été dits à Jérôme Beaujour, à très peu d'exceptions près. Puis les textes décryptés ont été lus par nous. Une fois notre critique faite, je corrigeais les textes et Jérôme Beaujour les lisait de son côté. C'était difficile les premiers temps. On a très vite abandonné les questions. On a abordé des sujets, là aussi on a abandonné. La dernière partie du travail, je l'ai consacrée à abréger les textes, les alléger, les calmer. Cela de notre avis commun. Donc aucun des textes n'est exhaustif. Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien en général, de rien, sauf de l'injustice sociale. Le livre ne représente tout au plus que ce que je pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. Donc il représente aussi ce que je pense. Je ne porte pas en moi la dalle de la pensée totalitaire, je veux dire : définitive. J'ai évité cette plaie. Ce livre n'a ni commencement ni fin, il n'a pas de milieu. Du moment qu'il n'y a pas de livre sans raison d'être, ce livre n'en est pas un. Il n'est pas un journal, il n'est pas du journalisme, il est dégagé de l'événement quotidien. Disons qu'il est un livre de lecture. Loin du roman mais plus proche de son écriture ? c'est curieux du moment qu'il est oral ? que celle de l'éditorial d'un quotidien. J'ai hésité à le publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n'aurait pu contenir cette écriture flottante de La Vie matérielle, ces aller-et-retour entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun.»
À quelques mois d'intervalle, la vie m'a rendu témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari.
Quelqu'un m'a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire ?
C'était une commande, je l'ai acceptée. C'est ainsi que je me suis retrouvé à raconter l'amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d'un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s'occupaient d'affaires de surendettement au tribunal d'instance de Vienne (Isère).
Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d'extrême pauvreté, de justice et surtout d'amour. Tout y est vrai.
Première édition poche de ce célèbre livre de Georges Perec, qui reprenait déjà le texte publié dans une édition illustrée en octobre 1994. Description scrupuleuse de l'île par où transitèrent, de 1892 à 1924, tout près de la statue de la Liberté à New York, près de seize millions d'émigrants en provenance d'Europe, il permet, dans sa nudité, de comprendre l'importance qu'eut pour Georges Perec cette confrontation avec le lieu même de la dispersion, de la clôture, de l'errance et de l'espoir.
« Ce que moi, George Perec, je suis venu questionner ici, c'est l'errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil, c'est-à-dire le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. C'est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m'impliquent, comme si la recherche de mon identité passait par l'appropriation de ce lieu-dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle. Ce qui pour moi se trouve ici ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d'informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure, et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d'être juif. »
Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. Il se trouve que lhomme est noir. « Cest quoi, un Noir ? Et dabord, cest de quelle couleur ? » La question que pose Jean Genet dans Les Nègres, cette femme va y être confrontée comme par surprise. Et cest quoi, lAfrique ? Elle essaie de se renseigner. Elle lit, elle pose des questions. Cest la Solange du précédent roman de Marie Darrieussecq, Clèves, elle a fait du chemin depuis son village natal, dans sa « tribu » à elle, où tout le monde était blanc.
Lhomme quelle aime est habité par une grande idée : il veut tourner un film adapté dAu cur des ténèbres de Conrad, sur place, au Congo. Solange va le suivre dans cette aventure, jusquau bout du monde : à la frontière du Cameroun et de la Guinée Équatoriale, au bord du fleuve Ntem, dans une sorte de « je ntem moi non plus ».
Tous les romans de Marie Darrieussecq travaillent les stéréotypes : ce quon attend dune femme, par exemple ou les phrases toutes faites autour du deuil, de la maternité, de la virginité... Dans Il faut beaucoup aimer les hommes cet homme noir et cette femme blanche se débattent dans lavalanche de clichés qui entoure les couples quon dit « mixtes ». Le roman se passe aussi dans les milieux du cinéma, et sur les lieux dun tournage chaotique, peut-être parce quon demande à un homme noir de jouer un certain rôle : dêtre noir. Et on demande à une femme de se comporter de telle ou telle façon : dêtre une femme.
Vitry, banlieue tentaculaire, immense, vidée de tout ce qui fait une ville, réservoir plutôt avec, çà et là, des îlots secrets où l'on survit. C'est là que Marguerite Duras a tourné son film Les Enfants : «Pendant quelques années, le film est resté pour moi la seule narration possible de l'histoire. Mais souvent je pensais à ces gens, ces personnes que j'avais abandonnées. Et un jour j'ai écrit sur eux à partir des lieux du tournage de Vitry.» C'est une famille d'immigrés, le père vient d'Italie, la mère, du Caucase peut-être, les enfants sont tous nés à Vitry. Les parents les regardent vivre, dans l'effroi et l'amour. Il y a Ernesto qui ne veut plus aller à l'école «parce qu'on y apprend des choses que je ne sais pas», Jeanne, sa soeur follement aimée, les brothers et les sisters. Autour d'eux, la société et tout ce qui la fait tenir : Dieu, l'éducation, la famille, la culture... autant de principes et de certitudes que cet enfant et sa famille mettent en pièces avec gaieté, dans la violence.
Un traducteur facétieux et sans doute malfaisant supprime le texte qu'il traduit et multiplie les notes en bas de page, les fameuses (N.d.T.), d'habitude rarissimes, ici abondantes et prolixes, qui racontent par le menu le dégoût qu'il a du roman qu'il traduit, le mépris dans lequel il tient son auteur, et surtout les outrages qu'il fait subir au texte : suppression des adjectifs, des adverbes, de paragraphes puis de pages entières, au profit de ses propres remarques, rêves, réflexions, ajouts, etc. Les notes en bas de page occupent ainsi le premier tiers de Vengeance du traducteur. Et c'est la première « vengeance » du traducteur, son premier crime de lèse-majesté.
Mais les personnages du roman américain ainsi curieusement traduit s'insinuent peu à peu dans le texte que nous lisons : Abel Prote, un écrivain français connu, vieillissant et acariâtre, auteur d'un roman intitulé (N.d.T.), que traduit en anglais David Grey, un jeune New-Yorkais qui adore se déguiser en Zorro, « le vengeur masqué ».
(N.d.T.) est un roman dans le roman, mais suprêmement drôle, et s'il est plein de références et de clins d'oeil ceux-ci ne snobent jamais le lecteur. On les voit ? Le plaisir de la lecture est décuplé. On ne les saisit pas ? Il reste intact.
Le romanesque a ici la part belle : rebondissements, coups fourrés, révélations, trahisons, deus ex machina, passages secrets, scènes sexuelles, pièges littéraires ou « réels », machinations, déguisements érotiques ou comiques, apparitions, rêves délirants, fantasmes. Brice Matthieussent a voulu utiliser tous ces artifices et ces feux d'artifices propres au roman pour essayer de comprendre ce qui lie un traducteur à son auteur (la traduction au texte original) et, plus généralement, un fils à son père, la dimension autobiographique étant bien sûr omniprésente dans cette « vengeance » envisagée comme un nouveau genre romanesque.
Les Promesses de quoi ? Les trois romans portent-ils des promesses ? Oui, quelques-unes. Sorella promet quil y a aura une connaissance après la douleur, et peut-être même une félicité. Italia promet quoi quil arrive un sens au cours fatal de lexistence, ça ne saute pas aux yeux, mais lange, lui, connaît lhistoire : le temps est un petit bout déternité. Et Vapore promet finalement le pardon, les contraires se rencontrent, les contraires se détruisent, quelque chose, cependant, sait absoudre tant de misère humaine. (Marco Lodoli).
Trois courts romans, donc, où chacun sentend dans un autre par un jeu de reflets et didentiques questionnements. Les personnages sont ancrés dans le réel et la vie qui se délite, mais lauteur, sil jongle avec beaucoup déléments autobiographiques, fait basculer tout cela du côté du réalisme magique. Une religieuse, une servante, une vieille femme : trois narratrices dévident tour à tour dans Les Promesses un récit somnambulique et « vont porter le mystère de lexistence ». Le roi du monde qui tirait les ficelles des Prétendants a abandonné la partie et les trois textes sont émaillés de « Ils » : une entité incertaine, quelque chose qui est plus loin des hommes et qui veille sans sentiments au bon fonctionnement de la mécanique à étioler. Entre « eux » et les humains, il se pourrait aussi que les anges aient à travailler éthérés mais pas exactement en plein ciel. Ils vous attendent plutôt dans lescalier ou au pied de limmeuble. Ils sont autres que ce quon nous a conté, dailleurs sont-ils du bon côté... Ils sont.
Les nouvelles de Marco Lodoli réunies dans ce volume nous transportent sur les franges extrêmes d'une grande ville qui ressemble assez à Rome. Du côté des banlieues, entre périphérique et voies rapides, s'étendent des quartiers bâtis à la diable, peuplés d'être eux-mêmes marginalisés, rejetés par un système auquel ils n'ont ni les moyens ni finalement le désir de s'adapter, jugeant la réalité du monde moderne monstrueuse, dénuée d'humanité. Ce sont ces personnages surprenants, improbables et un peu égarés dans leurs vies souvent douloureuses mais animées de passions imprévisibles, que suit le regard attentif et sensible de Lodoli, à la limite d'un fantastique très maîtrisé, sans aucun souci de pittoresque mais avec une intelligence aiguë et tendre, et dans un langage chaque fois renouvelé.
Hymne à la liberté et plaidoyer pour la poésie, Le Levant raconte l'aventure de Manoïl, jeune homme sensible et courageux, tourmenté par les malheurs de son peuple, qui sonne la révolte et s'en va renverser le tyran phanariote, cruel et corrompu ; au cours de son périple - sur les mers, sous terre, dans les airs - il est accompagné de sa soeur, la pulpeuse Zénaïde, et de son soupirant français Languedoc Brillant, du pirate grec Yaourta et de son fils Zotalis, néo-tzigane, et enfin du savant Léonidas, dit l'Anthropophage, et de sa compagne Zoé, révolutionnaire aux manches retroussées.
Épopée roumaine jouissive et ludique, divisée en douze Chants et incrustée de pastiches, de poèmes, de récits d'aventures et de contes amoureux, comme de digressions postmodernes (dixit), selon une tradition allant des Mille et une nuits ou de L'Âne d'or à Jacques le fataliste, et au-delà (Joyce, Borges), ce livre original et savoureux est sans doute l'un des plus grands de l'auteur ; c'est aujourd'hui un classique, en sa terre natale.
Tour à tour sentimental et nonchalant, entremêlant les parodies et les aveux, le narrateur - qui apparaît lui-même en de nombreux endroits du livre - joue principalement avec les codes lyriques et narratifs de la littérature du xixe siècle, son patriotisme romantique, son imaginaire embrasé par la science ; confronté aux grandes questions du temps (celles de Byron, de Kleist, entre autres) : qu'est-ce que la Poésie ? que peut-elle, que devient-elle, face au politique ? l'auteur du Levant répond, avec une générosité luxuriante, par une somme littéraire à plusieurs niveaux de lecture, où l'amusement emboîte le pas de l'élégie.
Roman d'aventures des temps jadis, chant d'amour et de résistance, voire de résurrection et de révolution, composé par un jeune poète désespéré durant les heures les plus noires de l'ère Ceauþescu, Le Levant est aussi un voyage au coeur de la création, une oeuvre ouverte portée par une métatextualité jubilatoire qui nous fait traverser, avec une verve gorgée d'humour, et sous l'égide des plus grands poètes roumains, deux siècles de littérature - romantique, symboliste, décadente, expérimentale ou encore oniriste - parmi une mêlée haute en couleurs de fiers Roumains, de Grecs, de Tziganes et de Turcs, dans le superbe triangle Athènes-Istamboul- Bucarest.
«C'est par la misère que j'ai approché la vie.
La toile est liée à un drame fondamental.
La peinture, c'est un oeil, un oeil aveuglé, qui continue de voir, qui voit ce qui l'aveugle.
N'être rien. Simplement rien. C'est une expérience qui fait peur. Il faut tout lâcher.
Pour être vrai, il faut plonger, toucher le fond.
La toile ne vient pas de la tête, mais de la vie. Je ne fais que chercher la vie. Tout ça échappe à la pensée, à la volonté.».
Bram Van Velde.
Quand on parle d'amour en France, Racine arrive toujours dans la conversation, à un moment ou à un autre, surtout quand il est question de chagrin, d'abandon. On ne cite pas Corneille, on cite Racine. Les gens déclament ses vers même sans les comprendre pour vous signifi er une empathie, une émotion commune, une langue qui vous rapproche. Racine, c'est à la fois le patrimoine, mais quand on l'écoute bien, quand on s'y penche, c'est aussi du mystère, beaucoup de mystère. Autour de ce marbre classique et blanc, des ombres rôdent.
Alors Nathalie Azoulai a eu envie d'aller y voir de plus près. Elle a imaginé un chagrin d'amour contemporain, Titus et Bérénice aujourd'hui, avec une Bérénice quittée, abandonnée, qui cherche à adoucir sa peine en remontant à la source, la Bérénice de Racine, et au-delà, Racine lui-même, sa vie, ses contradictions, sa langue. La Bérénice de Nathalie Azoulai veut comprendre comment un homme de sa condition, dans son siècle, coincé entre Port-Royal et Versailles, entre le rigorisme janséniste et le faste de Louis XIV, a réussi à écrire des vers aussi justes et puissants sur la passion amoureuse, principalement du point de vue féminin. En un mot, elle ne cesse de se demander comment un homme comme lui peut avoir écrit des choses comme ça.
C'est l'intention de ce roman où l'auteur a tout de même pris certaines libertés avec l'exactitude historique et biographique pour pouvoir raconter une histoire qui n'existe nulle part déjà consignée, à savoir celle d'une langue, d'un imaginaire, d'une topographie intime. Il ne reste que peu d'écrits de Racine, quelques lettres à son fi ls, à Boileau mais rien qui relate ses tiraillements intimes. On dit que le reste a été brûlé. Ce roman passe certes par les faits et les dates mais ce ne sont que des portes, comme dans un slalom, entre lesquelles, on glane, on imagine, on écrit et qu'on bouscule sans pénalités.
Dans cette vie de Racine, une vie de Racine, Nathalie Azoulai raconte, d'une part, sa double allégeance, au jansénisme et au pouvoir royal, et d'autre part, l'histoire de sa langue si faussement lumineuse, si pleine d'opacités, comprendre de quoi elle s'est nourrie, ce qu'elle a gardé de la convention, ce qu'elle en a jeté, ce qu'elle a inventé.
La chronologie est linéaire, elle suit les pas de Racine dans l'écriture et dans le monde, une pièce après l'autre, en choisissant de placer au centre de ce parcours cette fameuse tragédie où il entend « faire quelque chose à partir de rien ».
Titus n'aimait pas Bérénice, c'est une façon de rationaliser le chagrin d'amour, de dire que Bérénice a raison d'être aussi atteinte en comprenant que Titus ne l'aime pas autant qu'elle l'aime, et d'arrêter de penser que Titus l'a quittée contre sa volonté. Il l'a quittée parce qu'il ne l'aimait pas, pas assez. C'est une façon de statuer et de conclure bien que la pièce de Racine reste ouverte à toutes les lectures possibles. C'est une manière d'imaginer une élégie moderne, ce verbe qui pleure, qui s'écoule vers le bas pour dire le manque, l'erreur et la déception, le temps que dure le chagrin.
Beaux et maudits (The Beautiful and Damned) est le deuxième des quatre romans de Fitzgerald (1896-1940), et sans doute le plus mal connu. Paru en 1921, il y a exactement un siècle, il raconte la déchéance d'un jeune couple, Anthony et Gloria, de la veille de la Grande Guerre au début de la Prohibition. Avec une noirceur radicale, Fitzgerald (qui n'a pas encore vingt-cinq ans) y massacre systématiquement : les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, l'amour, l'amitié, l'intelligence, le romantisme, l'écriture, l'espérance, les ambitions, des plus modestes aux plus nobles, la société américaine, la démocratie, l'armée, l'industrie du cinéma naissant. Aucune échappatoire possible : l'insouciance, l'alcool et la fête sont également disqualifiés. Mais ce pessimisme est un tremplin qui permet à Fitzgerald de faire surgir, sous forme de fragments éphémères, de regrets, de souvenirs impossibles, des instantanés de beauté et de poésie (la Beauté, dit-il plusieurs fois dans le roman, qui n'est poignante que parce qu'elle est condamnée) - et tout particulièrement dans ce qu'il transmet de New York (c'est son grand roman new-yorkais), de ses quartiers, de ses saisons, de sa lumière.
Julie Wolkenstein propose une nouvelle traduction personnelle de ce roman américain à (re)découvrir : il n'existe que deux traductions françaises, l'une ancienne de 1964, l'autre de 2012 uniquement disponible dans La Pléiade.
À cause d'une étonnante série de quiproquos et malentendus, il était largement admis, au début des années soixante-dix, que Harry Mathews était un agent de la CIA.
Même ses amis furent saisis d'un doute que ne cessaient de renforcer les véhémentes dénégations de l'intéressé. De plus en plus frustré par sa propre incapacité à rétablir la vérité, Harry Mathews finit par se résigner à tenir le rôle qu'on lui attribuait mais, pour voir, pour s'amuser, par dandysme, il décida de le jouer à fond et en rajouta donc dans l'équivoque. Ma vie dans la CIA raconte la vie en France du prétendu espion Mathews, en 1973, année particulièrement agitée puisqu'elle connut la fin de la guerre au Vietnam, le Watergate, le putsch de Pinochet au Chili.
Dans un tel contexte Harry Mathews va se trouver à son insu mêlé à un jeu dangereux, si dangereux que certaines agences décident qu'il serait tout à fait opportun de l'éliminer. Harry Mathews a fait de ces événements bizarres et ambigus un thriller où la frontière entre le réel et la fiction est implacablement brouillée.
Le directeur a été très gentil avec moi le jour de mon embauche.
J'ai eu la permission de gérer ma parfumerie toute seule. Ca marchait bien. Seulement, quand les premiers symptômes sont apparus, j'ai dû quitter la parfumerie. Ce n'était pas une histoire de décence ni rien ; c'est juste que tout devenait trop compliqué. Heureusement, j'ai rencontré Edgar, et Edgar, comme vous le savez, est devenu président de la République. C'était moi, l'égérie d'Edgar. Mais personne ne m'a reconnue.
J'avais trop changé. Est-ce que j'avais raté la chance de ma vie ? En tout cas, je ne comprenais toujours pas très bien ce qui m'arrivait. C'était surtout ce bleu sous le sein droit qui m'inquiétait...
'Ce qui, en fin de compte, caractérise une bonne définition de mots croisés, c'est que la solution en est évidente, aussi évidente que le problème a semblé insoluble tant qu'on ne l'a pas résolu. Une fois la solution trouvée, on se rend compte qu'elle était très précisément énoncée dans le texte même de la définition, mais que l'on ne savait pas la voir, tout le problème étant de voir autrement...' Avec ce volume, c'est la totalité des mots croisés de Georges Perec que nous publions (plus de 300 grilles). Il reprend celui des éditions Mazarine, ainsi que celui que nous avions autrefois nous-mêmes édité, il y ajoute toutes les grilles publiées ici et là. Il comporte la célèbre préface de l'auteur sur l'art de croiser les mots et, évidemment, en fin de volume, des solutions.
J'appelle des visages, des souvenirs, et ce ne sont pas toujours ceux que j'appelle qui se présentent. Et comme s'ils n'attendaient que ça, ils affluent, en vrac, se donnant la main. Je les accueille sans savoir où ils vont me conduire, ni ce qu'ils vont produire. Répartis dans des dossiers étiquetés, descendus de leurs étagères, sortis de leurs tiroirs, les souvenirs sont là, déposés sur mon bureau, attendant avec impatience? espoir? que je prenne le temps de m'y arrêter.
Il y a des choses dont on se souvient «comme si c'était hier» et d'autres - quel plaisir! - qui surgissent, là, soudain, que j'avais oubliées au point qu'elles m'apparaissent nouvelles. D'autres encore, dont je ne mesurais pas l'importance, mais dans quoi, comme à mon insu, le temps a déposé ce que je vais m'acharner à comprendre et essayer de traduire. Oui, les souvenirs, il faudrait pouvoir leur parler. Ils doivent tout savoir de nos regrets, de nos remords.
Nagori, littéralement « l'empreinte des vagues », signifie en japonais la nostalgie de la sépara- tion, et en particulier, la nostalgie de la saison qu'on ne laisse partir qu'à regret. Le goût de Nagori annonce déjà le départ imminent de tel fruit, tel légume, jusqu'aux retrouvailles l'année suivante, si l'on est encore en vie. De nos jours, on invoque les saisons comme un temps comptable. Saisons à découper, à dénommer, à désirer ou à oublier. Et selon quels critères ?
Cet étonnant et savoureux petit livre nous propose de faire la découverte de l'art poétique et culinaire japonais en méditant sur nos émotions qu'éveillent les saisons, et leur disparition. Sur l'empreinte fugitive des goûts et des saveurs dans le corps et la mémoire, les paysages, la littéra- ture...
Il y a plus de six ans dans un bistrot populaire d'une banlieue de Tokyo, le chef sert à l'auteure un plat de légumes qui semble n'être déjà plus de saison. Elle lui pose la question. Il répond : « Mademoiselle, je suis beaucoup plus âgé que vous, et je ne sais pas si je pourrai encore goûter ce légume l'année prochaine ». Combien de saisons dans une année, une vie, une cuisine ? Qu'est- ce qu'un produit « de saison » ? Quand fait-il sa première apparition dans l'année ? Dans quelle région ? Jusqu'à quelle distance parcourue peut-on dire d'un fruit qu'il est « de saison » ? À quel moment telle espèce de poisson sera-t-elle « de saison », et comment la définir ?
Le lecteur est ainsi invité à une traversée littéraire, culinaire, politique, et à la rencontre de grands chefs cuisiniers, de plats et de produits délicieux. Du Japon à Rome, en passant par la Villa Médicis où l'auteure était en résidence d'écriture.